dimanche 23 février 2020

Pour Luky


















Pour Luky, d'Aurélien Delsaux. - Noir sur blanc, 2019

Et pas que pour Luky, pour ses potes aussi : Abdoul, Diego et ledit Luky s'emmerdent à trois dans l'unique cité HLM d'un bourg de l'Isère. Avec constance et application, comme seuls des ados savent le faire, de balade en baignade et de palabre en poilade, ils s'emmerdent et leur portrait, peu à peu, se dessine : Diego, le dragueur un peu primaire, Abdoul, l'intello de la bande, sensible et un brin hésitant sur sa sexualité et puis, surtout, Luky, le plus torturé, qui prétend entendre des voix, en entend peut-être et ne s'en inquiète pas plus que de l'école ou de son avenir professionnel. Trois enfants comme les autres, donc, à la croisée des chemins plus ou moins tortueux qui mènent aux rencontres décisives. Pour Diego, ce seront les filles. Pour Abdoul ce sera monsieur Lesélieux, son prof de français, anagramme transparente de l'auteur. Pour Luky, ce sera une sorte de clochard céleste, mi-réel, mi-fantasmé qui, succédant au pépé décédé, saura lui aussi le "tirer par les mots" pour apostropher les étoiles et les attirer sur terre. 
Car les mots - leur conquête et leurs prestiges - sont au fond la grande affaire de ce livre tout en empathie. S'il souffre un peu de la comparaison obligatoire avec le Fief de David Lopez (Seuil, 2017) et si le parler "djeun's" sonne assez faux, parfois, prononcé comme une seconde langue par un prof en mal de copinage, il est tout aussi bien traversé de jolies trouvailles, au hasard d'une nuit qui, soudain, "collait à tout" ou bien d'un serpent endormi ("même son sommeil, ça sentait la menace").
Écrivain et comédien, Aurélien Delsaux est à cheval entre littérature générale (Sangliers, chez Albin Michel en 2017) et littérature jeunesse (Le grand ménage de madame Çavaçava, Albin itou). Cela s'appelle l'adolescence : paru chez l'éditeur idoine, Pour Luky ferait un excellent roman-miroir à l'usage des ados, écrits comme ils devraient tous l'être avec cette même grâce un peu rétive.

[texte par dans Le Matricule des anges]

jeudi 9 janvier 2020

Heimat : loin de mon pays


















Heimat : loin de mon pays, de Nora Krug ; traduction de l'anglais (Etats-Unis) Emmanuelle Casse-Castric. - Gallimard, 2018

Comment aimer un pays génocidaire ? La question s'est posée pour des milliers, peut-être des millions de jeunes Ouest-Allemands, élevés dans la culpabilité et la honte des atrocités nazies. Ces crimes, c'étaient leurs parents, leurs grands-parents qui les avaient commis. Comment l'idée de patrie pouvait-elle encore avoir cours ? Comment ne pas rejeter systématiquement le moindre sentiment national, quitte à soupçonner son propre attachement à la Heimat, si constitutif de l'identité allemande depuis l'époque romantique ? Ce mot, que l'on pourrait traduire par l'idée de "petite patrie", recouvre une réalité plus familière, moins abstraite que celle de "nation". C'est en son nom, pourtant, que la barbarie nazie s'exerça bien souvent, disqualifiant pour longtemps ce qui n'était qu'un enracinement rassurant et n'impliquait a priori aucun rejet de l'autre. Et pourtant, lorsque le mal du pays vous frappe de plein fouet, comment concilier ce retour d'affection avec la claire conscience que l'on a de l'Histoire ? C'est la contradiction que doit résoudre l'autrice de ce livre, illustratrice et enseignante, expatriée aux Etats-Unis et d'autant plus confrontée à une identité qu'elle avait toujours refusé d'interroger, comme beaucoup d'Allemands de sa génération. Au fond, la question est simple : sa famille a-t-elle été nazie ? Pour en avoir le cœur net, elle va se livrer à une véritable enquête, dont elle nous fait vivre les péripéties et les rebondissements parfois déchirants, interrogeant parents et archives, croisant et recroisant les sources jusqu'à se rendre compte que la réalité est toujours plus complexe que ce que l'on espérait, sans interdire, toutefois, la réconciliation. 
Dense et scrupuleux - très "allemand", d'une certaine manière - Heimat s'inscrit dans la veine autobiographique et documentaire qui fait les beaux jours de la bande dessinée depuis une bonne vingtaine d'années. Si certains albums s'avèrent parfois décevants ou complaisants, celui prend désormais place auprès des meilleurs, du Pittsburgh de Frank Santoro à Oublie mon nom et Au-delà des décombres de Zerocalcare.

Le Club des gourmets


















Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises, traduit et présenté par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré. - POL, 2019

Français si jaloux de votre boustifaille, prenez garde, car le Japon n'est pas en reste ! A en croire Ryoko Sekiguchi, qui nous a concocté cette anthologie, il semblerait même que nous jouions petit bras en la matière, y compris dans la littérature : la scène de table serait au roman japonais ce que la scène de lit est au français. Aussi n'a-t-elle eu que l'embarras du choix lorsqu'il s'est agi de traduire ces textes, anonymes pour certains, d'auteurs parfois très connus pour les autres, à l'instar de Jun'ichirô Tanizaki, dont la longue nouvelle donne son titre au recueil. Il n'est que de plonger ses baguettes dans le bol pour ramener un bon morceau : il serait donc un peu vain d'en faire la liste. On confessera simplement un penchant personnel pour les Souvenirs de saké d'Osamu Dazai, impénitent patachon en un temps où "boire son saké froid était presque considéré à égalité avec les crimes les plus sordides", ainsi que pour Les Yôkan, de Kafû Nagai, où la lutte des classes s'invite aux fourneaux. C'est que la nourriture, au Japon, est d'abord un véhicule : marqueur social et très liée aux sentiments, c'est donc une formidable porteuse d'histoires, dont témoignent aussi bien la littérature que le cinéma (l'hilarant Tampopo de Juzo Itami) ou le manga (Le Gourmet solitaire de Jirô Taniguchi, La Cantine de minuit de Yarô Abe). A cet égard, Le Club des gourmets de Tanizaki est nettement le plus ambitieux de ces récits - et l'un des plus étranges - qui voit une équipe de fines gueules blasées par des années de gloutonnerie recourir à une mystérieuse "magie chinoise" pour faire un organe gustatif de leur corps tout entier, dévolu à une cuisine d'une subtilité telle qu'il n'est même plus besoin de l'apprécier pour elle-même mais pour "le rot qui vient après", telle une métaphore dans un roman de Nabokov ! Car à ce degré de raffinement, tout n'est évidemment que littérature...

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Bas de casse


















Bas de casse, de Katja Lange-Müller ; traduit de l'allemand par Barbara Fontaine. - Inculte, 2019

S'il est question d'années de plomb, l'expression est à prendre ici au pied de la lettre : récemment embauchée dans une petite imprimerie privée d'Allemagne de l'Est (nous sommes à la fin des années 70), "Puppi" compose au plomb. Elle n'est pas douée. Elle n'est d'ailleurs pas douée pour grand-chose et son physique ne l'aide pas, qui la fait comparer à une jeune éléphante par ses quelques collègues, tout aussi désaxés qu'elle : Willi, le typo maniaque et quasi muet, "si profondément gris qu'il avait l'air d'être l'incarnation du saturnisme", Manfred, l'imprimeur schizophrène qui dialogue avec ses machines et Fritz, "le linotypiste dur, habile de ses mains et qui voit tout", à la fois séducteur et empêché, tous laissés pour compte d'une industrie sur le déclin, dans un pays lui-même figé dans l'éternel novembre de l'ère Brejnev. 
Ce pourrait être une simple chronique, pour partie autobiographique (l'auteure, en rupture avec sa famille de hauts responsables du Parti, fut réellement typographe, entre autres choses), la saga crachotante de quelques misfits en RDA, brusquement interrompue par la fuite du patron et la mise sous scellés de l'usine. Tout change à la page 83.
Bien des années plus tard, "Puppi", redevenue Marita Schneider et gloire des Lettres nationales, reçoit de son ancien patron, que l'on croyait à l'Ouest ou bien au fond de quelque goulag, un dossier qui fait soudain bifurquer le roman et lui assigne un tout autre sens en le haussant d'un cran dans la mise en abyme. Il nous est évidemment défendu d'en dire plus et c'est dommage : on aurait invoqué Borges et Perec, on aurait enfin placé le mot "palimpseste", parlé de révoltes dérisoires et vouées à l'effacement, discouru sur la Mère Patrie devenue marâtre, sur les pouvoirs cachés de la Littérature, sur la fin de l'Histoire ou ses réécritures... et conseillé au lecteur de regarder les romans d'un autre œil.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Tout ce que je sais du temps


















Tout ce que je sais du temps, de Goran Petrovic ; traduit du serbe par Gojko Lukic. - Noir sur blanc, 2020

Il arrive parfois que le critique, confondu, cesse de feindre : non, il n'est pas ce Pic de La Mirandole arpentant en propriétaire les couloirs tortueux de la Littérature et, le plus souvent, sa connaissance de l'auteur qui lui échoit se résume à sa fiche Wikipédia ou bien au prière d'insérer de l'éditeur. Tout rougissant, on l'avouera donc : on n'avait jamais rien lu de Goran Petrovic, ni Soixante-neuf tiroirs (Le Rocher, 2003), ni Le siège de l'église Saint-Sauveur (Seuil, 2006), ni Sous un ciel qui s'écaille (Les Allusifs, 2010), ni même Atlas des reflets célestes (Noir sur blanc, 2015). On ne sera donc pas tenté de leur comparer ces nouvelles, issues de différents recueils inédits en français et réunies sous le signe d'une tendresse identique. Car s'il y est bien question du temps, c'est avant tout sur le mode du souvenir et d'une certaine nostalgie de l'enfance, de celle qu'on éprouve à retrouver, sur de vieilles photos, des visages oubliés. C'est d'ailleurs un dispositif de ce genre qu'adopte l'auteur dès la première nouvelle où, à raison d'une photo par an, de la naissance à la vingt-deuxième année, s'élabore un "Jeu des différences" où ce qui nous apparaissait autrefois gigantesque finit par se réduire aux dimensions trop étriquées du présent : "Et ainsi de suite, autour de nous tout s'amenuise, rétrécit, alors qu'en fait c'est nous qui devenons de plus en plus petits ou de moins en moins curieux, en tout cas toujours moins disposés à être séduits, et cela exactement à la vitesse à laquelle nous mûrissons." Cette "disposition à être séduits", c'est elle qu'il s'agira donc avant tout de retrouver, d'une histoire à l'autre, entre évocations et anecdotes. La cour de l'immeuble était alors le centre du monde, peuplé de gens fascinants et supérieurs pour certains ("La cour"), quand on ne montait pas des expéditions clandestines - au risque des parents et des contrôleurs moustachus - pour aller contempler la statue d'une femme nue dans le parc de la ville voisine ("Cours additionnels de connaissance de la nature et de la société"). Toutes les nouvelles n'empruntent pas, toutefois, à ce même registre d'indulgence amusée pour un pays perdu qui serait celui de l'enfance. Car ce pays se nommait également Yougoslavie et la guerre, une guerre innommée le plus souvent, une guerre "en creux", est néanmoins partout présente. Elle ne l'est jamais autant que dans "La Vierge, et autres rencontres" où, dans une petite gare de campagne où le train de l'Histoire a fini par s'échouer, la figure d'une jeune femme allaitant son bébé semble seule en mesure d'arrêter la barbarie montante : "La jeune femme posa son regard sur les soldats pour la première fois. Mais la douceur de son visage ne se dissipa pas. Elle les regardait comme si sa mansuétude n'avait aucune limite, vraiment aucune."
Et c'est finalement cette mansuétude elle-même qui imprègne l'ensemble des nouvelles, jusqu'aux textes les plus métaphoriques, tel ce "Tableaux d'une exposition" qui voit les monochromes blancs d'une galerie très contemporaine se changer un instant en fenêtres ouvertes sur la vie ou bien "Tout ce que je sais du temps", qui donne son titre au recueil et où l'auteur, en douze chapitres, fait le tour du cadran pour évoquer la figure de son père à l'aide des différentes montres, pendules et réveils qui tictaquèrent leur commune existence, faite de bien plus de silences que d'aveux.
Tendresse, mansuétude, indulgence : toutes substances qui, n'en déplaise aux cyniques, ne collent pas aux doigts et n'empêcheront personne et surtout pas le critique ignorant mais définitivement conquis de se jeter incontinent sur le reste de l'oeuvre de Goran Petrovic.
Qui, rappelons-le une fois pour toutes, n'a pas signé les musiques des films de Kusturica.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mercredi 8 janvier 2020

Shirley


















Shirley, de Kaoru Mori. - Ki-oon, 2019. - 2 vol. parus

Bennett, une jeune et jolie célibataire, tient un petit café dans un quartier populaire de Londres. Débordée, elle peine à tenir la grande maison dont elle a hérité et passe une annonce pour engager une bonne. La seule à se présenter sera la toute jeune Shirley, ce dont Bennett n'aura pas à se plaindre et nous non plus tant la combinaison s'avère délectable. 
Faut-il donc être atteint du syndrome de Matzneff compliqué d'un sérieux complexe de Nabokov pour s'éprendre ainsi d'une petite bonne de treize ans ? La question ne laisse pas de troubler le mâle quinquagénaire que nous sommes tous plus ou moins. Elle est pourtant sans fondement : le kizuna, auquel Shirley se rattache, est un sous-genre du manga qui désigne précisément des histoires transcendant toute notion d'âge et faisant état, stricto sensu, de "liens entre des personnes". C'est de cela qu'il s'agit donc, et de rien d'autre : de ce qui unit l'infatigable petite bonne à sa très bienveillante maîtresse, liens tissés de tendresse et de respect au fil de courtes histoires sans mélo ni drame, au quotidien de ces deux-là dans une Angleterre édouardienne à la fois soigneusement documentée et complètement fantasmée. Il serait donc au fond beaucoup plus suspect de ne pas succomber au charme de cette nouvelle mini-série de Kaoru Mori. Shirley est fait(e) pour être adorable, émouvant(e) comme l'était déjà Emma, sa cousine à lunettes, et comme le sont encore les Bride stories d'une autrice qui n'a jamais caché ses amours ancillaires. Certes, la réalité n'a jamais été si rose et Kaoru Mori prend un peu ses désirs pour des réalités, mais c'est sans importance. Le manga est un pays de cocagne où le réel n'a pas forcément cours. Avec Shirley, Kaoru Mori, mieux encore qu'avec Emma, plus complexe, définit l'espace idéal où déployer sa passion et, surtout, la rendre contagieuse. Hors fétichisme personnel, elle met d'abord en jeu les notions de dévouement et de servitude librement consentie. Entièrement acquise à sa maîtresse, Shirley est une sorte de petite esclave volontaire que ne travaille aucune dialectique hegelienne - au point de ne savoir que faire de ses gages ! Satisfaite de son sort, elle ne redoute que de voir bousculer les lignes rassurantes d'une situation qui donne sens à sa vie. Et le lecteur avec elle : que jamais Shirley ne grandisse ni ne tombe amoureuse ! On en voudrait à l'auteure d'un tel contresens, quand la série s'épanouit à l'évidence dans la seule variation, au sens musical du terme. Avec la rondeur et la légèreté d'une bulle, elle tourne sur elle-même, non pas tant répétée que réitérée à chacune des histoires minuscules qui la composent. Une fée du logis reste une fée et Shirley un conte de fée, petit univers clos sur lui-même, protégé, à l'écart de l'Histoire comme de toute enquête sociale. A la façon d'un conte, on a choisi d'y croire et d'habiter Shirley, comme on habite une maison aimée, modeste mais confortable.
De vieux saligauds saliveront peut-être sur la brunette, ses tabliers et ses jupons... Les autres, dont nous sommes, empoigneront seaux et balais, avant de prendre un thé bien mérité.

vendredi 29 novembre 2019

Putain


















Putain, de Nelly Arcan. - Seuil, 2019

À l'heure où, d'un plateau l'autre, Emma Becker nous enseigne combien il peut être cool de faire la pute à Berlin, il n'était sans doute pas inopportun de rééditer le premier livre de Nelly Arcan, qui fit la pute à Montréal et ne s'en trouva pas mieux. Suicidée en 2009 à l'âge de 36 ans, la Québécoise ne viendra pas contredire l'Allemande et ne s'en serait peut-être pas souciée mais son texte demeure, brûlant encore d'un feu que les année n'ont pas éteint, excédant les images menteuses et les rires forcés de celle qui fut alors une proie facile pour toutes les télés. On y chasserait cependant en vain l'anecdote croustillante. Ni roman ni tribune, témoignage encore moins, Putain se déroule en réalité comme une plainte. Mais une plainte sans apitoiement ni jérémiades, âprement lucide au contraire, moderne sirventès répétant et remâchant ses motifs en longues périodes enchevêtrées de manière à n'épargner personne, ni les clients "indiscernables dans la série de leurs aboiements", ni les putains elles-mêmes, larves et "schtroumpfettes" vidées de leurs désirs, infiniment plastiques et vouées à la dernière des solitudes. Ni père ni mère non plus. Le père, bigot, que l'on ne cesse de redouter et de désirer derrière chaque client ; la mère, délaissée, depuis toujours à demi morte et détestée : plus que toute autre figure de l'humaine putasserie, ce livre ne cesse de les affronter, eux qui "n'avaient pas prévu qu'il puisse exister plus d'une façon de vivre le mal de vivre".
Si l'on sait depuis Musset que les plus désespérés sont les chants les plus beaux, Putain, tous masques tombés, tient assurément son rang dans la chorale. On connaît peu de textes d'un aussi noir éclat, sinon, peut-être, ceux d'un Albert Caraco dont Nelly Arcan n'est après tout pas si loin dans le registre de la litanie inspirée. On peut certes toujours se défendre des suicidés, les tenir à distance raisonnable, les rejeter à leur propre histoire... En vain : leur œuvre est là, qui vous fixe. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mercredi 20 novembre 2019

Putain d'Olivia


















Putain d'Olivia, de Mark SaFranko ; traduit de l'anglais (États-Unis) par Annie Brun. - La Dragonne, 2019.

Olivia a tout d'une bombe : la plastique et le caractère. Pour l'avoir vaguement draguée dans un bar où il grattait la guitare, Max ne tardera pas à connaître sa douleur. Passé le bref état de grâce qui les propulse tous deux façon Cap Canaveral vers un septième ciel couleur chair, il la découvre assez copieusement névrosée, capricieuse et, surtout, sujette à des colères dévastatrices et d'autant plus fréquentes que se met en place une relation toxique, tissée de haine et de dépendance sexuelle. Ni l'un ni l'autre ne lâchera le morceau, malgré l'évidence de leur échec : ni Olivia, chantage au suicide à l'appui, ni Max, aussi velléitaire que persuadé de son génie littéraire, même s'il tarde un peu à se manifester. "Ce qu'il y a de pire avec la douleur, c'est qu'il n'y a rien de plus anodin". Ainsi Max, lucide pour une fois, résume-t-il a posteriori l'enfer quotidien dans lequel il a fait son nid. Cela vaut-il mieux que l'embourgeoisement qu'il redoute au point de systématiquement fuir tout emploi stable ? Au fond, Max est un naïf et sous les airs dessalés qu'il se donne, c'est un branleur, un puceau, tout pétri d'admiration pour ses modèles, Henry Miller au premier chef, dont on ressent encore ici l'influence déterminante en matière de crudité démasquée. Mais aussi Simenon, Bukowski, bien sûr, Dostoïevski et, plus généralement ces romanciers d'une humanité sans illusions sur elle-même, pour qui le jus des poubelles vaut bien n'importe quelle encre précieuse quand il s'agit de faire surgir une beauté que l'on n'attendait plus. Double transparent de l'auteur, "héros" prolétaire de plusieurs de ses romans, Max Zajack sera l'un d'eux, dont on assiste ici à la naissance au laminoir. 
"Hating Olivia"... le titre original le dit peut-être mieux. Olivia est certes un puits d'emmerdes mais elle n'est pas une putain. Ou, si putain il y a, c'est une putain d'accoucheuse.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

lundi 18 novembre 2019

Girl


















Girl, d'Edna O'Brien ; trduit de l'anglais (Irlande) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat. - Sabine Wespieser, 2019

Que peut la littérature ? Pas grand-chose, c'est entendu. Du moins est-elle parfois capable - mieux que n'importe quelle enquête - de nous faire toucher du doigt certaines réalités, dont l'actualité tend à se dissoudre à raison de leur éloignement. Ainsi de ces lycéennes nigérianes, enlevées par Boko Haram en 2014 et dont plus d'une centaine sont encore à ce jour portées disparues sans que le monde s'en émeuve. Qui d'autre, alors, qu'un écrivain pour se glisser dans a peau de l'une d'entre elles, nous faire voir par ses yeux et lui donner asile et protection parmi les mots ? 
Bien sûr, on s'y croirait. Bien sûr, tout est soigneusement documenté, le sujet n'autorisant aucune approximation : Edna O'Brien ne cache rien des coups, des mutilations, des viols, de l'esclavage, des mariages forcés... de tout ce dont ont témoigné les survivantes, de tout ce à quoi nous ont tristement habitués les comptes-rendus des journaux. D'autres s'en seraient contenté, le parcours étant balisé, les méchants bien identifiés. Pour la romancière, ce n'est cependant qu'un point de départ, le premier quart environ d'un récit dont l'essentiel est ailleurs. Car si la jeune fille parvient à s'évader à la faveur d'un raid gouvernemental, ses épreuves sont bien loin d'être terminées. Portant toujours son bébé, elle doit encore traverser la forêt, survivre à la faim, à la soif, à la maladie. Passé un bref répit auprès d'un groupe de pasteurs peuls qui la recueillent et la soignent, elle doit surtout affronter le regard de toute une société assez peu disposée à la reprendre en son sein. Revenue d'entre les morts, elle n'est plus qu'une "femme du bush", une présence gênante dont on ne sait que faire, passé la mascarade des discours officiels et d'une compassion de commande. Elle dérange - et jusqu'à sa famille, qui prétend bientôt lui prendre Babby, cette petite fille qu'elle devrait détester, quand elle-même s'avoue, dans son découragement "pas assez grande pour être (s)a mère."C'est alors que se déploie pour de bon ce qui fait le cœur du roman, qui n'est pas tant le fait d'actualité que l'élan qui le traverse. 
Survivre. Cette jeune fille ne fait que cela, elle dont le nom lui fut volé par ses ravisseurs et, très symboliquement, ne lui sera pas restitué. Il serait vain de parler de courage, dé résilience. Cette forêt, on n'en sort pas avec des mots. "J'y suis enchaînée. Elle vit en moi. J'en rêve la nuit, avec une Babby déconcertée en écharpe sur mon ventre, imbibant mes terreurs." Et cependant, quelque chose circule, en dépit de tout, illuminant ce texte très sombre d'une clarté secrète qui ne le rend jamais désespérant. Une lumière capable d'inonder jusqu'aux "hôtes les plus noirs de ce pays lui-même", et dont les résurgences, chez Buki, sa jeune compagne d'évasion, une bergère peule ou même ce "mari", pétri de culpabilité, pourraient bien tout simplement prendre le nom d'humanité. 
Et c'est au nom de cette humanité même, si décriée, si passée de mode, qu'Edna O'Brien, Irlandaise, octogénaire et célébrée dans le monde entier, peut incarner avec autant de justesse ce qui paraît d'abord si loin de sa réalité : libre aux tenanciers de la bien-pensance de ne voir dans ce livre déchirant qu'une nouvelle entreprise néocoloniale, une énième exploitation de l'Afrique jusque dans le malheur qui la frappe encore après que le reste a été dévoré. Peut-être ce livre recevra-t-il des prix, vaudra-t-il de nouveaux honneurs à son auteure ; peut-être accrochera-t-il au passage son lot de vanités mais qu'importe : nul discours de pureté, si bien intentionné soit-il, n'atteindra jamais à la vérité de Girl, à sa force nue, à la puissance d'un élan vital qui transcende le fait vrai pour toucher à l'universel. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

samedi 2 novembre 2019

La tête de Lénine

















La tête de Lénine, de Nikolas Bokov ; traduit du russe par Claude Ligny. - Libretto, 2019

Honorable pickpocket moscovite, Vania Tchmotanov n'en est pas moins un parfait sosie de Lénine. Un air de famille qui porte aux grandes idées : pourquoi se contenter de portefeuilles quand la tête embaumée du Guide est là, dans son mausolée, qui vous tend les bras ? L'Occident la paiera sûrement très cher... Ni une ni deux, bravant une sécurité plus que défaillante, Vania s'empare de la précieuse relique, sans rien soupçonner de l'avalanche qu'il vient de déclencher. Car, bien sûr, tout part immédiatement en sucette : le chef du Chef s'avérant un rien faisandé (et nanti d'un curieux petit trou rond à la base du crâne), sa valeur marchande en prend un vilain coup, tout comme l'URSS, soudain privée de son plus précieux symbole. Pour s'en sortir, Vania ne trouvera rien de mieux que d'incarner lui-même un Vladimir Illitch revenu d'entre les morts en pleine forme révolutionnaire, emportant l'adhésion des foules jusqu'au sacrifice ultime qui le verra bien malgré lui revenir à la case départ. 
Pur produit du samizdat brejnévien, écrit en trois semaines à l'occasion du centenaire d'Oulianov, La tête de Lénine devait rester comme une épine dans le pied du KGB, qui ne parvint jamais à en identifier le véritable auteur. Ce dernier, jeune universitaire en délicatesse avec le régime, ne tarda d'ailleurs pas à prendre le chemin de l'exil, en Autriche puis en France, où son texte l'avait précédé de peu, publié en 1972 par Maurice Nadeau en supplément à La Quinzaine littéraire. À l'instar de la tête en question, il n'a pas pris une ride et, d'ailleurs très régulièrement réédité, reste un petit chef-d’œuvre de bouffonnerie, d'une lecture parfaitement jubilatoire, bien que nécessairement assortie de quelques notes et d'un avant-propos de Nicolas Bokov qui, s'il a depuis versé un peu d'eau bénite dans son vitriol, n'en garde pas moins une maîtrise aussi souriante qu'avérée du coup de boule.

[texte paru dans Le Matricule des anges]

vendredi 11 octobre 2019

Révolution aux confins


















Révolution aux confins, d'Annette Hug ; traduit de l'allemand par Camille Luscher. - Zoé, 2019

Écrivain, ophtalmologue et réformateur, José Protazio Rizal Mercado y Alonzo Realonda (1861-1896) fut, bien qu'à son corps défendant, l'un des héros de l'indépendance des Philippines. Sans plus lui demander son avis qu'un quelconque révolutionnaire philippin, Annette Hug en fait celui d'un roman. Révolution aux confins s'attache à ses années de formation en Allemagne, au cours desquelles, entre mille autre choses, il traduisit le Guillaume Tell de Schiller en tagalog, avec les difficultés que l'on imagine s'agissant d'une langue bien éloignée des réalités alpestres. Mais point tant, après tout, des réalités coloniales : "Qui vient d'une colonie est condamné à consacrer sa vie à la politique" écrit très justement Rizal à l'un de ses correspondants, et les Philippines sous le joug de l'Espagne de se trouver d'étonnantes convergences avec le roman national helvétique... L'acte littéraire se fait alors tout naturellement politique, en même temps que s'engage une réflexion sur l'acte de traduire, le verbe tagalog s'avérant d'une précision bien supérieure aux langues occidentales quand il s'agit de nuancer l'action. 
Véritable roman dans le roman, la pièce de Schiller, relue par Rizal, formera donc le noyau dur du livre, bordé néanmoins de multiples aperçus biographiques et intellectuels qui brossent à touches fines un portrait fort convaincant de l'époque et du milieu dans lequel évoluait le savant philippin. Cependant, s'il convient de saluer le travail d'érudition d'Annette Hug (dont c'est la première traduction  française) ainsi que le bel effort de la traductrice (qui n'avait sans doute pas mis le tagalog au programme de ses études, on ne peut toutefois se déprendre d'une certaine impression de froideur ou d'éloignement qui, sans que tout cela soit tout à fait sans intérêt, peine à faire vibrer en nous la moindre fibre, nationale ou littéraire.

[texte paru dans Le Matricule des anges]


Noli me tangere, de José Rizal ; traduction d'Henri Lucas et Ramon Sempau. - Classiques Garnier, 2019
Pour qui souhaiterait compléter par la lecture de Rizal, les Classiques Garnier viennent très opportunément de rééditer son œuvre phare, roman anticolonial qui fit beaucoup pour la prise de conscience nationale aux Philippines.

vendredi 4 octobre 2019

Agathe

















Agathe, d'Anne Cathrine Bomann ; traduit du danois par Inès Jorgensen. - La peuplade, 2019

Un psychanalyste au bout du rouleau s'apprête à prendre une retraite pas si bien méritée que ça quand une patiente inattendue fait irruption dans son cabinet. D'abord tenté de la refouler, il succombe cependant bien vite à son charme parfumé et opère une sorte de transfert inversé qui, tout en lui révélant la vacuité d'une existence sans amour et réglée jusqu'au moindre détail, le pousse à réagir pour devenir, enfin, le véritable thérapeute qu'il avait depuis longtemps renoncé à être. 
Une jeune femme "intéressante", un barbon qui se sent brusquement pousser des ailes, de la psychanalyse... Tous les ingrédients semblaient réunis pour un drame faustien, une espèce de Diable au corps à l'usage des vieux, sur fond de freudisme explicateur et de Viagra. Mais Anne Catherine Bomann n'est pas française : elle est danoise, psychologue et, accessoirement, championne de ping-pong. Elle ne se croit donc pas obligée d'en faire trop pour être prise au sérieux et, pour un premier roman, se contente de faire preuve d'un naturel et d'une simplicité, d'une honnêteté, enfin, que pourraient lui envier bien des chevaux de retour. Ni drame excessif ni passion dévorante, donc, pour ce qui ne doit pas être lu comme une histoire d'amour mais comme le récit plein de délicatesse d'un sauvetage mutuel. Ces deux-là ne vivaient pas, n'avaient jamais vécu, pour qui "vieillir (...) consistait surtout à observer comment la différence entre son moi et son corps grandissait et grandissait jusqu'à ce qu'un jour on soit complètement étranger à soi-même". De leur rencontre inespérée, Anne Cathrine Bomann ne prétend rien tirer d'autre qu'une étincelle, une simple possibilité toute de tendresse retenue, sans rien céder à l'indécence habituelle du "geste" littéraire. Une lueur, à peine, mais dont la pâleur diffuse illumine bien mieux et bien plus durablement le lecteur que n'importe quel embrasement de papier. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mardi 1 octobre 2019

Elli Kronauer


















Ilia Mouromietz et le rossignol brigand, d'Elli Kronauer. - L'école des loisirs, 1999
Aliocha Popovitch et la rivière Saphrate, d'Elli Kronauer. - L'école des loisirs, 2000
Sadko et le Tsar de toutes les mers océanes, d'Elli Kronauer. - L'école des loisirs, 2000
Soukmane fils de Soukmane et les fleurs écarlates, d'Elli Kronauer. - L'école des loisirs, 2000
Mikaïlo Potyk et Mariya-la-très-blanche-mouette, d'Elli Kronauer. - L'école des loisirs, 2001

Elli Kronauer n'est pas le plus connu des écrivains post-exotiques. Moins, en tout cas, que Lutz Bassmann, Manuela Draeger et Antoine Volodine. Son oeuvre, très homogène, se réduit d'ailleurs à ces cinq titres, aussi rutilants les uns que les autres. C'est qu'ils ont de qui tenir : Ilia Mourovietz, Aliocha Popovitch, Dobrynia Nikitich... les familiers des contes russes auront reconnu les fameux Bogatyrs, chevaliers errants et héros favoris des bylines, ces poèmes épiques fondateurs de la littérature russe, l'équivalent, si l'on veut, de nos chevaliers de la Table ronde. Mais quiconque s'est un tant soit peu frotté aux contes d'Afanassiev dans leur version brute de collectage (Maisonneuve et Larose, 2000) sait également qu'il nécessitent une réécriture pour être pleinement appréciés. C'est à quoi s'est attaché Elli Kronauer avec cette série de bylines qui, tout en respectant scrupuleusement la trame fantastique des poèmes, avec leur cortège de métamorphoses et de créatures merveilleuses, les transpose dans l'univers crépusculaire du post-exotisme, tout de déglingue industrielle et de poisons nucléaires. Et les couleurs chatoyantes des illustrations de Bilibine de se teinter de moisissure et de rouille dans l'imagination du lecteur transporté, ravi par le jeu très oral des répétitions, la scansion d'un texte fait pour être psalmodié par un vieux barde aveugle au fond d'un appartement communautaire ou bien l'un de ces réfectoires en ruine où le prince Vladimir Beau-Soleil a l'habitude de régaler "ses meilleurs ingénieurs, ses grands généraux, ainsi que les héros des steppes qui étaient de passage à Kiev, ou qui retournaient dans le secteur de Kiev après de longues et merveilleuses aventures."
Parus aux alentours de l'an 2000 dans une collection pour adolescents (du temps où l’École des loisirs s'autorisait encore de ces fantaisies), ces cinq petits volumes auront évidemment encouru le silence critique et le mépris de tous ceux qui considèrent encore la littérature jeunesse comme une sous-littérature de niche à l'usage des débiles et des dames patronnesses. Qu'ils crèvent. On peut continuer sans eux.

Nouveaux contes populaires russes, de A. N. Afanassiev. - Maisonneuve et Larose.
Pour un retour aux sources, ce gros volume est LA bible du conte russe. A la différence du travail des Grimm ou du Kalevala d'Elias Lonnrott, les contes sont cependant beaucoup plus proche de l'état brut dans lequel ils furent collectés, ce qui peut tout de même les rendre quelque peu indigestes aux habitués de Perrault... On y retrouvera cependant tous nos héros (et bien d'autres).



Contes russes, de Luda ; illustration d'Ivan Bilibine. - Seuil.
On les préférera donc dans une version adaptée, celle de Luda, en l'occurrence, dont la valeur littéraire est incontestée, d'autant plus qu'ils nous arrivèrent en leur temps (chez Messidor-La Farandole), littéralement enchâssés dans les magnifiques illustrations d'Ivan Bilibine, qui fut à l'illustration russe ce qu'Arthur Rackham fut à l'anglaise. Les rééditions récentes ont  un peu perdu en qualité d'impression mais on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a : un petit chef d’œuvre art nouveau, un sommet de l'illustration.


Les Bogatyrs, ainsi que de nombreux autres épisodes du folklore, ont également été une source inépuisable d'inspiration pour les peintres "Ambulants" de la fin du 19e siècle, dont, ici, Viktor Vasnetsov (1848-1926)


lundi 30 septembre 2019

Faserland


















Faserland, de Christian Kracht ; traduit de l'allemand par Corinna Gepner. - Phébus, 2019

Pauvres, pauvres fils à papa. une fois retombées les fusées de la fête, la voilà qui prend comme un goût de cramé, une de ces odeurs tenaces qui vous collent à la peau où que vous alliez. Trentenaire friqué, le narrateur la traîne après lui du nord au sud de l'Allemagne, au cours d'une fuite en avant qui s'apparente assez vite à une descente aux enfers. De cuites sévères en parties hallucinées, des bords de la Baltique au milieu du lac de Zürich, la réalité se délite et devient floue, tandis que se fendille la solide armure de mépris dont il a cuirassé son existence à l'exacte proportion de sa vacuité. Le petit prince n'y croit plus. Brusquement chassé de l’Éden, sans préavis ni explications, il n'est plus de ces élus "qui vivent à l'intérieur de la machine, qui doivent conduire de bonnes voitures, qui doivent prendre de bonnes drogues, boire du bon alcool et écouter de la bonne musique, tandis que, autour d'eux, on fait la même chose, mais juste un peu plus mal". Vient donc un moment où égrener des marques ne suffit plus à remplir une existence. un moment où il n'est simplement plus possible de prétendre : nu, seul en pleine lumière, il assiste alors, aveuglé, au naufrage de ses semblables avec un effroi pas même salutaire, et qui lui permettra tout juste de ne pas sombrer tout à fait dans les mêmes eaux sales. Nul espoir en vue, cependant, nulle élégante rédemption littéraire, mais un dégoût, un écœurement généralisé, complet, physiologique, pourrait-on dire, où les illusions dorées de la jeunesse prennent le chemin de la merde et du vomi que l'auteur dispense d'un bout à l'autre avec une profusion toute germanique. Nul espoir, donc, mais assez de lucidité pour savoir que tout était joué d'avance, depuis ce temps où, Unaccompanied Minor, voyageant seul en avion, il jouait à se persuader qu'il tenait vraiment les commandes que l'équipage s'amusait à lui confier : "Je n'ai jamais laissé voir aux pilotes que je connaissais la vérité : ce n'est que le pilote automatique. Après tout, ils étaient tous très gentils avec moi. " Alors faut-il avoir pitié des gosses de riches ? 
C'est en tout cas le seul moment où l'on éprouvera ne serait-ce qu'un semblant de sympathie pour un personnage dont le mépris pour à peu près tout le monde ne le dispute qu'à l'arrogance de classe. Il souffrira sans nous, tant pis. Après tout, hormi les questions de compte en banque, sommes-nous moins avides de distinction ? Le propos du roman n'est certainement pas de nous faire compatir aux malheurs de la jet-set allemande, bien plutôt de l'ouvrir de haut en bas d'un franc coup de scalpel pour en faire sortir le pus, avec tout le professionnalisme nécessaire et sans compassion excessive. 
Paru en 1995, le premier roman de Christian Kracht, né en 1966 à Saanen (Suisse) manquait encore à notre culture. Il fit pourtant beaucoup en son temps pour la renommée de l'auteur, soudain promu général en chef de la Popliteratur (une étiquette qu'il ne cessera cependant de récuser) et que l'on n'hésita pas à comparer à Bret Easton Ellis pour le portrait sans fard qu'il dressait d'une "génération X" à l'allemande, entre cynisme ricaneur et désespoir alcoolisé. Sans fard, mais sans moralisme non plus : hier comme aujourd'hui (cf. Imperium et Les morts, tous deux récemment parus chez Phébus), Kracht se veut avant toute chose l'observateur flegmatique et définitivement narquois de nos vanités, quitte à les titiller si nécessaire, comme on asticote une fourmilière pour en faire jouer les mécanismes de défense. Cruel, certes, mais efficace : le roman déclencha, dit-on, de belles polémiques en Allemagne, à la hauteur d'un grand pays qui, peut-être plus que d'autres, répugne toujours un peu à se regarder en face. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

jeudi 26 septembre 2019

L'absence de ciel


















L'absence de ciel, d'Adrien Blouët. - Noir sur blanc, 2019

Hennes, un jeune vidéaste berlinois autoproclamé "documentariste free lance", est engagé par un vieil écrivain pour tourner un documentaire sur l'artiste Wolfgang Laib. Sans plus d'explications mais tous frais payés, Hennes quitte Berlin pour la Souabe où, jour après jour, armé de sa caméra, il rôde aux alentours de la maison de l'artiste, fasciné jusqu'au vertige. Jusqu'à la chute. 
L'argument n'est pas plus mauvais qu'un autre. Adrien Blouët (né en 1992) en tire un premier roman qui séduit avant tout par sa justesse d'évocation. Sans se croire obligé d'en faire des tonnes, il parvient avec bonheur à mettre en mots cette demi-campagne à la fois désolée et désolante dont le jeune homme a peine à croire qu'elle puisse servir de terrain de jeu à un artiste, par ailleurs bien réel, connu pour ses installations à partir de pollen, patiemment récolté à la main dans les prés et les forêts des alentours. Laid, dont "à voir ses photos on pouvait penser qu'il ne vivait qu'en été", reste le grand absent du roman, loin de toute exofiction à la mode, un prétexte, une malice faite au réel de la part d'un auteur qui ne dédaigne pas l'ironie. Vis-à-vis de lui-même, tout d'abord : n'est-il pas issu des Beaux-Arts comme son héros, dont il souligne le caractère velléitaire mêlé de suffisance, propre à pas mal de ces jeunes gens ? Vis-à-vis de la littérature elle-même, ensuite, via la figure de l'écrivain Cornelius Düler, sous-Pynchon en voie d'effacement définitif dont le Grand Œuvre, miss june '76, s'achève apparemment dans la même eau de boudin que L'absence de ciel. Tant d'insignifiante invraisemblance après avoir été si vraisemblable : c'est bien le seul reproche que l'on pourrait faire à ce livre. Curieusement, on ne le lui fera pas. Soit qu'on choisisse d'y voir une pirouette de l'auteur, par ailleurs impressionnant de maîtrise, quant aux puissances respectives du réel et de la fiction, soit qu'un premier roman d'une telle qualité d'écriture mérite toute notre indulgence. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

mercredi 25 septembre 2019

Saccage














Saccage, de Frederik Peeters. - Atrabile, 2019

Il y a chez Frederik Peeters un goût jamais démenti de la métamorphose. De Pachyderme à Koma, de Lupus à Aâma et L'homme gribouillé, les identités ne sont jamais longues à se brouiller ni la réalité à s'altérer. Le rêve contamine le réel, le psychisme s'invite à table et les uns ne sont jamais trop sûrs de n'être pas les autres, ou bien de l'avoir été, avant de le redevenir mais avec des nageoires à la place des bras. Mais enfin, tout cela reste en général pris dans une trame narrative suffisamment solide pour contenir les débordements du sens, sinon ceux du protoplasme. Avec Saccage, pour une fois, Frederik Peeters se lâche. Volontairement, consciemment, il quitte la terre ferme du scénario préétabli pour les eaux mouvantes de la collision mentale et de l'association d'idées sans but lucratif. Sur la seule base d'une ambiance post-apocalyptique autorisant tous les délitements, il donne libre courts à son imagination au moyen d'une suite de visions oniriques et silencieuses dont la signification, non donnée d'avance, naît de l'enchaînement aléatoire et toujours recommencé des images et des formes. De fait, tout cela se mêle, s'emmêle, se démêle, se déforme, se difforme, s'atomise, s'agite, tousse un bon coup avant de s'écrouler, de s'ébouler, de s'amonceler, d'apparaître, de disparaitre, coule, fond, durcit, croît, croît, croît encore un peu, s'autodévore, est dévoré, infuse, diffuse, profuse, s'avale, se fragmente, s'éloigne, se rapproche, se recrache, se pénètre, s'interpénètre, se défile, se défait, se refait mais autrement, s'enroule, se déroule, pousse, mousse, explose en silence, se répand, se ressème, clignote, desquame, se rhizome et se fin du monde...
D'aucuns jugeront toutefois la recette un peu sage. Les gens du Dernier cri en auraient fait une flaque de vomi : l'omelette, ici, n'est même pas baveuse. Dessinateur de BD jusqu'au bout de ses ongles soigneusement manucurés, Peeters n'est pas Alechinsky. Soigneux et précis, comme toujours, il garde un souci de lisibilité dont s'est depuis longtemps affranchie la peinture, qu'il cite pourtant d'abondance au fil des images, pétries de références d'ailleurs listées en fin d'ouvrage. C'est un peu la limite de ce bel exercice, que de ne jamais faire accéder la forme à la liberté revendiquée pour le sens, loin de la peinture véritablement, intrinsèquement mutante d'un Bacon ou d'un Matta. 
Saccage reste donc prudemment figuratif, d'un académisme de bon aloi qui ne déroutera que les  moins aventureux parmi les fans de Peeters, lequel confirme ainsi son statut ambigu de frontalier de la bande dessinée, reçu aux meilleures tables entre "indépendance" et classicisme. 
De même - et c'est peut-être au fond l'aspect le plus intéressant - explore-t-il ici, à raison d'une image muette par page ou par double-page, cette zone de rencontre assez neuve entre l'album et la bande dessinée, entre l'illustration "pure" et la séquentialité, dont le potentiel graphique et narratif est, parions-le, loin d'être épuisé.

mardi 27 août 2019

Nouvelles en trois lignes


















Nouvelles en trois lignes, de Félix Fénéon. - Libretto, 2019

"Celui qui silence", disait Alfred Jarry de Félix Fénéon dans son Almanach illustré du Père Ubu et, certes, on ne lui donnera pas tort. D'abord parce qu'à de rares exceptions près - dont ces Nouvelles en trois lignes - son œuvre reste encore largement inaccessible. Éclatée, dispersée en fragments innombrables, elle fut surtout composée d'articles et d'interventions diverses et parfois anonymes dans une foule de revues et de journaux dont il lui arriva d'avoir la responsabilité (La Revue blanche, L'En-dehors de Zo d'Axa pendant l'exil de ce dernier...) Ni poète ni romancier, il fut critique avant tout, au point d'en incarner pour beaucoup la figure exemplaire, tant il eut de nez dans ses choix : l'un des premiers à soutenir les Impressionnistes et, surtout, les Néo-impressionnistes (Seurat, Signac...), il encouragera également un certain nombre d'hommes de lettres dont la notoriété n'était pas gagnée d'avance (Verlaine, Gide, Mallarmé et tutti quanti). Enfin, s'il fut éditeur, jamais il ne chercha à publier personnellement le moindre livre. 
Taiseux, donc, il le fut encore en cultivant - à l'oral comme à l'écrit - l'art de ne jamais trop en dire. À cet égard, jamais sans doute n'y parvint-il avec autant d'éloquence que dans la rubrique qu'il tint pour Le Matin de mai à novembre 1906. Sept mois, soit 1210 dépêches d'agence réduites à leur plus simple expression, selon la contrainte imposée par le journal. Banquets, cérémonies, prix de vertu, faits-divers surtout... chacun de ces tweets avant l'heure est en lui-même un roman, réduit à l'essentiel par un maître du raccourci : "Rue Myrrha, le fumiste Guinet tirait au petit bonheur des balles sur les passants. Un inconnu lui planta un stylet dans le dos." Félix Fénéon ne fut pas seul à rédiger ces nouvelles, mais nul n'eut plus de talent que lui pour en éprouver l'épaisseur au-delà des faits bruts et, d'un mot, les faire passer du côté de la littérature. 
Servis avec un flegme imperturbable, l'humour noir et l'ironie sont assez souvent de la partie : "Impossible d'éventrer le coffre-fort de l'horticulteur Poitevin, de Clamart. Dépités, les cambrioleurs incendièrent sa grange." Cette distance qui, chez tout autre, passerait pour du cynisme, marque en réalité la mesure très exactes de la pudeur. Même en présence du plus horrible drame, Fénéon ne s'apitoie ni ne s'indigne, refusant au lecteur de le lui livrer "normalisé" par une sensiblerie de façade. Il n'est cependant pas bien difficile de deviner à qui vont ses préférences. Militant libertaire de toujours, il sera résolument du côté des pauvres : "Le mendiant septuagénaire Verniot, de Clichy, est mort de faim. Sa paillasse recelait 2000 francs. Mais il ne faut pas généraliser." De même qu'en pleine séparation de l'Église et de l'État, il ne perd jamais l'occasion d'ironiser doucement sur ces maires soucieux de "restaurer le vrai Dieu" sur les murs des écoles ou bien sur les curés s'opposant manu militari à l'inventaire de leur sacristie. Ainsi fait-il œuvre de moraliste, tout en se payant le luxe de ne jamais asséner aucune morale. Dépêche après dépêche, tout un petit théâtre prend forme. Un théâtre de l'espèce humaine en proie à ses passions, innocentes ou funestes, qui rappelle aussi bien l'art du haïku qu'il préfigure - humour mis à part - le Témoignage de Charles Reznikoff, dans sa détermination à presser le trivial jusqu'à en faire sourdre la poésie. 
Réunies pour la première fois par Gallimard en 1948 sous l'égide de Jean Paulhan, dont Fénéon fut le mentor, les Nouvelles en trois lignes connaissent donc une nouvelle édition, après en avoir connu d'excellentes. Si celle-ci fait un peu le service minimum - ni introduction ni notes - elle n'en est pas moins opportune à l'heure où l'on célèbre au Musée du Quai Branly et jusqu'au 29 septembre ce grand collectionneur et promoteur des arts africains que fut l'homme à la barbiche, entre beaucoup d'autres choses. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

Parmi les différentes éditions des Nouvelles, la meilleure, au moins typographiquement parlant, reste sans conteste celle des éditions Cent pages

dimanche 25 août 2019

Aventures dans les Caraïbes


















Aventures dans les Caraïbes, de Henry Pitman ; traduit de l'anglais par Sophie Jorrand. - Anacharsis, 2019

1685. Pour s'être imprudemment commis avec les partisans du duc de Monmouth, Henry Pitman, un jeune chirurgien quaker, est déporté à La Barbade, dans les Antilles britanniques. Révolté par la servitude à laquelle il est réduit, il s'évade avec une poignée de compagnons. Une navigation hasardeuse les mène jusqu'à une île déserte où, plusieurs semaine durant, ils organiseront leur survie avant d'être secourus par un navire corsaire. De retour à Londres, Pitman, devenu apothicaire, racontera ses aventures sans se douter qu'elles inspireront l'un des mythes les plus universels de la littérature mondiale. S'il est en effet communément admis que l'aventure du matelot Selkirk (qui vécut seul pendant quatre ans sur une île au large du Chili) servit principalement de modèle à Daniel Defoe pour son Robinson Crusoé, il est non moins certain que les épreuves de Pitman (contemporain et voisin de Defoe) y eurent également leur part. Sans elles, point de Robinson et, partant, point de robinsonnades, ces puissantes machines à rêver dont furent peuplés nos étés, de Jules Verne à William Golding et Michel Tournier. 
Peu de textes, donc, furent aussi riches de potentialité que celui-ci (il inspirera encore l'écrivain italien Rafael Sabatini pour son fameux Captain Blood). Mais s'il fut sans doute un excellent apothicaire (quelques-unes de ses spécialités figurent en fin d'ouvrage), Pitman n'était certes pas un écrivain-né. Aussi dépouillé que bref, son récit (complété par celui d'un de ses compagnons) est à lire pour son caractère avant tout séminal, tellement qu'il ferait tout aussi bonne figure au catalogue Vilmorin qu'à celui d'Anacharsis si l'éditeur toulousain, comme d'habitude, n'avait aussi brillamment soigné l'emballage de cette première traduction française au moyen, notamment, de la très érudite et passionnante présentation de Sophie Jorrand. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

dimanche 18 août 2019

Verdure

Verdure, de Jean-Loup Trassard. - Le temps qu'il fait, 2019.

On a le Montana qu'on peut et la Mayenne, après tout, vaut bien le Yaak. En tout cas, Jean-Loup Trassard, depuis plus de quarante ans, en défend la campagne familière avec la même passion qu'un Rick Bass sa montagne à grizzlys. À preuve ce nouveau recueil, essentiellement composé d'articles de circonstance qui, tous, témoignent d'une même préoccupation pour un paysage aujourd'hui gravement menacé. Course au rendement, pollution de l'air, du sol et des eaux par les engrais chimiques et les pesticides, l'air est connu depuis les années 70 et reste d'affligeante actualité. Jean-Loup Trassard, quant à lui, fut l'un des premiers à dénoncer le saccage organisé du bocage, biotope irremplaçable et paysage bien plus que millénaire dont la lente formation, polie par l'usage, tissait des liens uniques entre le naturel et l'humain. Décidé sur le papier par des technocrates plus soucieux "d'aménagement du territoire" que de la simple intelligence des choses, le remembrement a largement détruit haies et chemins creux, changeant un environnement intégré de manière exceptionnelle en désert. Inlassablement répété d'article en article et  loin de toute idylle champêtre, le constat est accablant : disparition des arbres (10 000 par commune remembrée !), appauvrissement irrémédiable de la flore et de la faune... Si l'auteur de Dormance n'est pas tendre envers les paysans qui y prêtent la main, il ne les accable pas non plus, face au modèle économique qui, les forçant à surproduire, les pousse dans le cycle infernal de l'endettement, pour le seul profit des banques et des grossiums de l'agro-alimentaire. 
On ne sortira certes pas de ce livre avec le moral en hausse mais, tout de même, avec la conviction que les passéistes ne sont pas ceux qu'on croit. Et l'on se replongera avec délices dans l'Histoire de la campagne française de Gaston Roupnel, ouvrage visionnaire auquel Jean-Loup Trassard rend incidemment un hommage aussi attendri que justifié. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]

samedi 17 août 2019

Les corps glorieux


















Les corps glorieux, d'Auguste Cheval. - Éditions de la marquise, 2018

Les idées les mieux arrosées passent rarement la nuit. Mais qu'une seule résiste à la gueule de bois et l'on se retrouve à pédaler d'Istanbul à Lausanne, dix kilos de tabac sur le dos, auxquels il va maintenant s'agir de faire passer les frontières... Certes, Edmond, Pierre et Cervoisier n'en sont pas à leur première grimpette. Coursiers émérites et rompus aux pentes lausannoises, ils n'ont jamais craché sur le kilomètre et ça tombe bien parce que, du kilomètre, ils vont en bouffer. En bouffer : c'est bien le mot, tant l'appétit de ces trois-là semble à la mesure du défi. La contrebande n'est qu'un prétexte, l'enjeu purement symbolique d'une équipée placée tout entière sous la bannière de l'effort partagé. C'est l'amitié qui garde le ressort tendu, malgré la fatigue et les vicissitudes. On avance en s'épaulant, comme on prend le vent, à tour de rôle, ce vent qui est "le guide de nos sentiments et de nos voyages" et dont seul le vélo permet de prendre la mesure. On aime ou l'on n'aime pas la bicyclette : Auguste Cheval nous épargne au moins les détails techniques. Il ne sera donc question ni de dents ni de braquet, mais de rencontres et de l'exultation de l'âme et du corps, portée par une écriture qui sait toujours trouver le ton juste, en phase avec l'épopée familière que devient bientôt ce voyage décidé sur un simple coup de tête. Une épopée locale et presque domestique, contée comme il se doit par un vieil aède à des adolescents tout prêts à prendre la relève de leurs aînés passés dans la légende. Et si, parfois, tout cela paraît un peu trop beau ou trop facile, c'est que, justement, la légende ne s'embarrasse pas de ces détails. Elle passe, comme on passe les cols, l’œil clair et le jarret tendu, attentive à sa seule nécessité, polie comme un galet pour avoir été chantée par tant de bouches, toute réalité transfigurée par la communauté qui, définitivement, l'aura faite sienne. 

[texte paru dans Le Matricule des anges]